
J’ai passé une bonne partie de ma vie à apprendre à être « conforme » : à ce que doit être un gentil bébé, une petite fille bien élevée et douée, une étudiante volontaire, une compagne séduisante et drôle, une consultante avisée et sérieuse, une maman tendre et attentionnée… Tous ces personnages sont bien moi ; en tous cas, ils sont attachés à mon corps et à ma vie comme une seconde peau.
Mon esprit a suivi l’évolution de ces différents avatars en intégrant les informations nécessaires à leur développement, ma personnalité s’est façonnée petit à petit dans ces moules prêts à l’emploi et ma vie entière a suivi la partition. Tous ces personnages me ressemblent, m’obéissent, interagissent les uns avec les autres… Ça a l’air de fonctionner, globalement…
Mais un jour arrive où le voile se déchire. On ne s’en rend pas compte tout de suite. Ce sont de petites brisures, des insatisfactions périodiques, un vide qui émerge de nulle part (croit-on…), de loin en loin. Surviennent les inévitables questions existentielles : qu’est-ce que je fais là ? À quoi sers-je ? Où la vie me mène-t-elle ?
Puis la crise… On envoie tout bouler, le mari ou la femme, les amis, le boulot. Ou on s’enfonce dans la morosité, sans rien bouger, jusqu’à être englouti(e)…
Passage à vide
Une fois passées toutes ces étapes, je me suis ouverte à de nouvelles façons de penser et de voir le monde : les philosophies orientales, la méditation, l’étude de la psyché façon Yung… J’ai compris que tous mes costumes n’étaient pas mon identité propre. C’est un long processus que d’arriver à cette conclusion. Cela implique de se « hisser » au-dessus de soi pour se regarder vivre et agir, comprendre les mécanismes à l’œuvre, voir l’influence majeure de son environnement familial et social et se dissocier de tout cela… Revenir en quelque sorte au moment où on est née, tout nue, mais avec une conscience d’adulte ! Même une fois que parvenue à cette forme de « compréhension », le travail était long d’être fini car il m’a fallu enlever une à une toutes les couches de l’oignon qui recouvrent le cœur et qui sont en place depuis tant d’années.

Pas facile de se dire que ces émotions qui m’assaillent, ces sentiments qui me tarabustent, ces sensations qui m’étreignent les boyaux, le cœur et les poumons, ces pensées qui bombardent en permanence l’intérieur de ma boîte crânienne, se sont en fait que la reproduction de comportements ataviques qui me viennent de la nuit des temps (et pas seulement de mes parents !). Qu’est-ce qu’il reste lorsque je suis seule avec moi-même et que je laisse filer mes idées sans m’y accrocher ? Quand je ne suis plus cette personne qui revendique son identité, ses parti-pris, son caractère ? Qui demande de l’amour, de l’attention ? Qui rumine ses vieilles rancœurs et ses scénarios catastrophes ?
Derrière le miroir…
Il reste cette chose indéfinie et invisible qui fait que je vis, que j’existe et que j’agis en ce monde, en interaction avec les autres. C’est à la fois très beau et très noble, mais insaisissable par la pensée et non conceptualisable. Pour toucher du doigt cette chose, il faut disparaître derrière elle, lui laisser toute la place. Renoncer à mettre sans arrêt en avant ma personnalité qui ne fait que s’exprimer en creux, en se distinguant (se divisant) des autres pour pouvoir mieux briller… Renoncer à affirmer haut et fort mes convictions pour faire savoir à mes interlocuteurs que je pense mieux qu’eux… Renoncer à vouloir avoir une emprise sur tout et diriger ma vie au compas et à l’équerre.
C’est une pratique de tous les jours. Mais elle est salvatrice. Elle me permet de sortir du flux uniforme d’une vie déjà modelée par autre que moi, de schémas prêt-à-penser qui génèrent souffrance et frustrations, de réactions en chaîne sur lesquelles je n’ai au fond aucune prise. Enfin, d’en sortir… Par petits moments. Par fulgurances.
Mais dans ces moments là, je sais que je suis là où je dois être, mon cœur s’apaise, mon esprit se calme. C’est court, mais c’est vrai. C’est vide, mais c’est plein. C’est vivant, à condition de savoir que l’unité de mesure du Tout n’est pas ma seule petite personne mais l’ensemble de ce qui est. Là est tout le paradoxe : pour (n’)être, il faut mourir ! Symboliquement, s’entend 😉